Mali : ces policiers qui sifflent et rackettent sur les routes

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Image d'illustration

A l’instar des autres capitales du Sahel, Bamako la capitale malienne regorge de policiers sur ses artères. Censés réglementer et réguler la circulation routière, ces agents publics ne se gênent parfois pas de réclamer de l’argent à des usagers, même en situation régulière. Que dire de ces contrevenants qui s’acquittent de leurs contraventions sans qu’aucune quittance ne leur soit remise. Virer sur les routes de Bamako où les coups de sifflets ont un coût

Glisser une pièce de 500 FCFA dans la main d’un policier pour échapper à la contravention. Aly Guindo est habitué à ce geste. Cette fois, la scène se déroule en pleine journée au carrefour Kalaban Coura- Daoudabougou. « A chaque rond-point, on me siffle. Pour ne pas perdre le temps, je donne ce que je peux. Et le policier me remet mes clés sans discussion », explique ce jeune conducteur de moto tricycle, communément appelé « katakatani » au Mali.

Pour un travailleur de l’informel comme lui, qui fait du transport de marchandises son gagne-pain quotidien, on peut s’imaginer que soudoyer un policier avec 500 FCFA à chaque contrôle est financièrement insupportable à la fin. Que nenni ! « Ne pense pas que je perds, lors de la discussion avec le client, je calcule tout cela, et je l’ajoute à la facture de ce dernier », affirme avec fierté Aly Guindo, comme pour faire remarquer le caractère normal de ces transactions entre lui et les policiers de la ville de Bamako, avant de continuer sa course.

Quelques minutes après le départ de notre conducteur de moto tricycle, un motocycliste se fait arrêter par le même agent pour « non-respect de feu tricolore ». Dans la législation malienne, cette infraction au code de la route est sanctionnée par le paiement d’une contravention de 2000 francs CFA. N’ayant pas cette somme, le jeune motocycliste entame une négociation avec l’agent de police. Finalement, il ne s’acquitte que de 1000 francs CFA. Pas la peine de demander la quittance, car cette somme va directement dans la poche de l’agent, nous dit-il.

« Aucun geste entre un conducteur de transport en commun et un agent de police de la circulation n’est anodin ».

En face du Centre international de conférence de Bamako (CICB), nous faisons la rencontre de Sadio Traoré. Ce cinquantenaire est conducteur de Sotrama, le transport le plus utilisé dans la capitale malienne. Sans gêne il nous raconte son quotidien avec les policiers : « Aucun geste entre un conducteur de transport en commun et un agent de police de la circulation n’est anodin. Je lui glisse de l’argent, il me laisse filer ». Comme ce conducteur de Sotrama, de nombreux autres usagers de la route « arrangent le poste » en soudoyant les policiers. Un passe-droit pour échapper à la loi. A cause de cette pratique, des centaines de millions de francs CFA échappent au trésor public. Comme le témoigne le propos de Souleymane Dembélé, président de la coalition des associations de lutte contre la corruption au Mali. Selon lui, le Mali perdrait des centaines de millions par an, à cause de cette corruption.

Face à l’ampleur de cette corruption sur la circulation routière, le gouvernement malien, à travers le ministère de la Justice et des Droits de l’Homme, a lancé en septembre 2019 une vaste campagne de lutte anti-corruption. L’innovation majeure était de doter les policiers d’un carnet de quittance à souches. Son objectif était de « mettre fin aux pratiques de corruption » sur la route, avait lancé le ministre Malick Coulibaly devant un parterre de journalistes et de responsables de la police.

Mais au-delà des cérémonies officielles ponctuées de beaux discours, les actes se font toujours attendre sur le terrain. Des usagers de la route continuent toujours « d’arranger le poste » malgré la mise à la disposition de carnets de quittance à souches aux policiers.
« Même demain (Ndlr, nous étions le 11 septembre 2020) des agents vont prendre de l’argent avec moi. C’est devenu à la limite un principe, une loi entre nous. Personne ne se gêne de le faire », affirme Sadio Traoré, le conducteur de Sotrama, les yeux fixés sur les documents de paris turfistes dont il est adepte.

Malgré la mise à la disposition des policiers de carnets de quittance à souches, l’argent payé par les conducteurs en infraction, la plupart du temps, ne fait pas l’objet de délivrance de quittance. « Ce qui montre bien que l’argent ainsi payé par le conducteur en infraction n’est pas versé dans les caisses de l’Etat », souligne Fousseni Togola, un blogueur malien.
Et pourtant, lors du lancement de la campagne contre la corruption et l’insécurité routière, Mohamed Maouloud Najim, le directeur national des Affaires judiciaires avait fait savoir que « le carnet de quittance à souches vise à mettre fin à cette corruption à ciel ouvert sur nos routes ».

Cinq mois après le lancement de la campagne, le directeur général de la police malienne, l’inspecteur général Moussa Ag Inhani, a fait le premier bilan en février dernier. En ce laps de temps, la police a pu encaisser 77 millions de francs CFA des infractions de circulation routière, s’est réjoui l’officier de police.
Dans le cadre de cette enquête, nous avons multiplié les tentatives auprès des services de la police malienne et du ministère de la justice et des droits de l’homme, pour avoir le chiffre actualisé. Mais, en vain. Également, le commandant de la Compagnie de la circulation routière (CCR), Abdoulaye Coulibaly, n’a pas daigné répondre à nos questions.

La mauvaise volonté
Malgré l’absence d’étude au Mali sur la corruption des agents de police dans la circulation, des économistes et des responsables des organisations de lutte contre la corruption sont sans complaisance sur ce résultat. « La somme encaissée n’est qu’une infime partie de l’iceberg de la corruption. Nos estimations avancent des centaines de millions de pertes par an », a indiqué M. Souleymane Dembélé, président de la coalition des associations de lutte contre la corruption au Mali. Selon lui, la police pouvait mobiliser le triple à la même période si elle avait arrêté de racketter ou d’accepter les avances des usagers.

Même avis pour Ousmane Sissoko, économiste, soutenant que toute corruption est une perte énorme pour le Trésor public. « L’argent mobilisé est insignifiant, mais il vaut mieux que rien », se console-t-il. Malgré tout, il est optimiste : « C’est un début. Et ce n’est pas facile de mettre fin à une pratique vieille de plusieurs décennies en quelques mois. Je pense que cette initiative n’a pas bénéficié suffisamment de campagne de sensibilisation ». Pour Ousmane Sissoko, toute somme mobilisée au cours de cette opération symbolise le recul de la pratique de la corruption sur les routes du Mali.
En revanche, pour le conducteur de Sotrama, c’est de la poudre aux yeux. « Ce n’est pas avec les quittances qu’on mettra fin à la corruption dans la circulation. Ce sont aux usagers de prendre conscience et de refuser ce jeu. Parce que, de ma petite expérience de conducteur aucun agent de la circulation routière ne s’oppose à cette pratique. Car pour eux, c’est une source de revenu, un complément de salaire. C’est pourquoi, ils créent les conditions pour l’entretenir », déclare Sadio Traoré.

Mais le combat s’annonce rude, car parmi les victimes des agents de police, certains ont opté à ne pas respecter la loi et d’entretenir le phénomène. Étant donné qu’ils y trouvent leur compte. « A part l’assurance auto, on n’a pas de vignette, ni de visite technique », affirme Mamadou Traoré, promoteur d’entreprise privée. Pour ce gérant d’une petite entreprise de commerce général, il ne sert à rien de se mettre en règle parce que les policiers ne manquent pas d’argument pour leur soutirer de l’argent. Pour chaque livraison sur certains axes, il préfère « graisser la patte » des agents pour échapper au contrôle.

Une stratégie systémique interne ?

Que vous commettez une infraction ou pas, il est quasi impossible de vous faire contrôler par un agent de la circulation routière sans mettre la main à la poche. Binta Sylla était au volant de son véhicule lorsqu’elle a été arrêtée par des agents de police pour un contrôle de routine. « Tous les documents du véhicule étaient au complet », dit-elle. « Après une longue et minutieuse vérification des documents, le policier n’a rien eu à me reprocher. Mais avant de me laisser partir, il m’a demandé 1000 francs CFA pour faire le thé. Le hasard a voulu que ce soit mon sinankou (ndlr : un cousin à plaisanterie), donc je lui ai donné les 1000 F », explique Binta Sylla. « Ce genre de pratique ne choque presque plus dans le pays », lance Dame Sylla.

Au Mali, selon la loi N° 2019 001 du 14 janvier 2019 portant statut des fonctionnaires de la police nationale, le salaire d’un sous-officier de police varie entre 102 800 francs CFA et 257 200 francs selon les échelons.
Cette somme peut être dérisoire aux yeux de l’agent et pourtant, elle est un peu plus du double du salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC) qui est de 40 000 francs CFA.
Certains s’adonnent à cette pratique de corruption pour gonfler leur revenu sur le dos des usagers de la circulation.
Cette idéologie est incarnée depuis le choix des agents de la compagnie de la circulation routière (CCR). « Les éléments luttent dans les commissariats pour être placés à des postes stratégiques de la ville », dénonce A.T., un policier. Ces zones, une dizaine dans la cité des trois caïmans, sont les plus affluentes de la ville, là où il y a beaucoup de chances de gagner de l’argent. Parmi ces postes, il cite pèle mêle, le carrefour de Banconi, le poste du feu tricolores près de l’Institut national des Arts (INA), le poste derrière l’Assemblée nationale, le poste de Samaya, le poste de la place de la Liberté, le poste du carrefour de Daoudabougou, le carrefour de Sogoniko et le poste de la tour de l’Afrique.

Pour être déployés à ces postes dits juteux, certains sont prêts à toute sorte de concession avec la hiérarchie, nous confesse A.T. lors d’une causerie informelle. Quel genre de concession ? A la question, le policier répond tout sourire : « Je ne sais pas. Il faut devenir un policier pour le savoir ». Dans certains de ces postes, détaille-t-il, « Par jour, on peut gagner en moyenne 10 000 FCFA ».
Prendre de l’argent avec des usagers ne consiste pas, selon lui, une corruption. « C’est un arrangement que l’on fait même si j’admets que c’est interdit par la loi », déclare A.T.
Un agent peut être déployé sur ces lieux 3 ou 4 fois par semaine nous a confié un autre agent.

Ce système est encouragé pour deux raisons. D’abord, explique Souleymane Dembélé le président de la coalition des associations de lutte contre la corruption au Mali, il est difficile d’apporter la preuve de la corruption. Ensuite, poursuit-il, les mesures de répression au sein de la police contre les « agents corrompus » ne sont pas suffisamment appliquées. Souvent, c’est quelques jours de suspension. Au pire des cas, une mutation, a ajouté le responsable de la coalition contre la corruption. Des informations confirmées par A.T.

Des anciens indignés
Ce comportement des agents de la police est dénoncé par certains policiers, à l’image de l’inspecteur Sangaré à la retraite. Au pied du mur de sa concession, il aborde le sujet avec ses amis et anciens collègues, tous à la retraite : « Il ne faut pas se jeter des fleurs, certains policiers déshonorent la profession. L’une des conséquences aujourd’hui de cette corruption est que le Malien ne voit plus la police comme une institution protectrice. Il faut que cela change ».
Selon l’inspecteur Sangaré, quand il était en fonction, il n’a jamais cessé de lutter contre les mauvaises pratiques. S’il ne regrette pas d’avoir servi dans ce corps, il est tout de même déçu des corruptions qui s’y passent sans qu’il y ait d’initiatives concrètes à les combattre. « Ce que l’on entend du comportement de nos cadets ne nous rend pas fiers », s’est indigné l’inspecteur de police à la retraite.
Faire du profit a pris le dessus sur la vocation du policier qui consiste à servir, à orienter et à guider les usagers de la route. « Tant qu’on contribuera à attribuer une vocation économique à la police au détriment du service public, la corruption existera », a insisté l’inspecteur Sangaré.

Aucun paiement sans quittance

Derrière cet hashtag « #Aucunpaiementsansquittance », il y a le programme Mali Justice Projet de l’USAID. La campagne, qui se passe sur les réseaux sociaux, vise à lutter contre la corruption et les tracasseries routières. « Elle veut ainsi contribuer au changement de comportement et à mettre fin à ce fléau… », a annoncé Fidèle Guindo, responsable de la communication du projet.
Dès les premières heures de son lancement, les blogueurs maliens en ont fait leur cheval de bataille. A sa tête, on retrouve Abdoulaye Guindo. Il est journaliste et coordinateur de la plateforme Benbere qui regroupe une cinquantaine de blogueurs à Bamako et dans les régions. « Nous avons demandé aux blogueurs, de réclamer la quittance après chaque infraction payée et de partager la photo sur les réseaux sociaux… », explique-t-il.
A ce jour, plusieurs vidéos et photos des agents en infraction ont été relayées sur les réseaux sociaux par ces blogueurs accompagnés de l’hashtag aucun paiement sans quittance. « Grâce à la puissance des réseaux sociaux, nous dénonçons ces injustices », rappelle Guindo.

Pour intensifier la lutte contre la corruption et les tracasseries routière dans le pays, le Mali Justice Projet a développé Kakoko (dénoncer en Bambara), une application mobile. Elle compte pour le moment une bonne centaine d’utilisateurs. Elle leur permet de dénoncer directement les abus des agents en charge de la circulation routière au Mali.

L’ampleur de cette pratique est attestée par plusieurs rapports à défaut d’une étude. A cet effet, selon le sondage d’opinion de la fondation Friedrich Ebert, Mali-Mètre, publié en juin 2015, la police est le secteur le plus corrompu au Mali (52 %), suivie de la justice (44,4 %) et de la municipalité (36,8 %).

Arouna Sissoko

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